Un médecin, son alcoolisme, le baclofène

Article de Jean-Yves Nau, journaliste au journal « Le Monde » dans la « Revue médicale Suisse »

Voilà une affaire étonnante à bien des égards qui soulève une série de questions originales pour l’heure sans réponses. Elle émerge avec la publication en France d’un ouvrage sans équivalent signé d’Olivier Ameisen, cardiologue.1 La phrase qui figure en couverture, à côté de la photographie de l’auteur résume parfaitement le propos : «Alors que j’avais sombré dans l’alcool, un médicament m’a libéré de l’envie compulsive de boire… Ce livre raconte ma maladie et ma guérison.»
Quelques jours avant la sortie de ce livre en librairie, l’auteur était longuement interrogé dans les colonnes de l’hebdomadaire français Le Point par notre consœur Anne Jeanblanc. «C’est grâce à un médicament miracle, le baclofène, qu’Olivier Ameisen, 55 ans, brillant cardiologue, a réussi à sortir de l’alcoolisme, après avoir essayé en vain tous les traitements, pouvait-on alors lire. Cardiologue, chercheur et pianiste surdoué, le Pr Olivier Ameisen, 55 ans, célibataire, a sombré dans l’alcool alors que tout marchait pour lui. Une chute proportionnelle à ses dons, à ses diplômes et à sa brillante carrière. Suivie d’une résurrection aussi impressionnante.»
Olivier Ameisen : «Je suis le premier malade souffrant d’un alcoolisme très sévère qui soit devenu complètement indifférent à cette drogue, dit-il à notre consœur. Et ce après seulement quelques semaines de traitement. Je peux prendre un verre, mais cela ne me fait rien. Et ne réveille surtout pas mon ancienne envie irrépressible de boire. Bref, je mène depuis près de cinq ans une existence strictement normale.»
L’objet n’est pas ici de se livrer à une critique de cet ouvrage. On observera toutefois qu’il nous fournit une précieuse autobiographie. C’est une introspection peu banale réalisée par celui qui se présente comme le deuxième enfant d’une famille parisienne aisée, d’origine juive polonaise. Carrière de pianiste ou carrière médicale ? Ce sera la seconde, à la demande des parents. Faculté de médecine de Paris, spécialisation en cardiologie. Départ vers les Etats-Unis. Treize ans plus tard, le Pr Olivier Ameisen est praticien hospitalier au New York Hospital, professeur associé de médecine clinique à la Faculté de médecine de l’Université Cornell. Il exerce aussi dans son propre cabinet de cardiologie. C’est alors, pour reprendre une formule rebattue que «l’alcool envahit sa vie». Une vie très active, des amitiés ne permettant pas de prévenir des crises d’angoisse, des attaques de panique.
L’anxiété diffuse dont il souffrait l’avait déjà conduit à consulter un psychiatre. Puis vinrent une psychothérapie, une psychanalyse, une thérapie cognitive et comportementale sans parler des traitements médicamenteux. «Alors que je détestais le goût de l’alcool, j’avais besoin de ses effets pour exister en société, explique-t-il. Ensuite, pour m’en libérer, j’ai suivi « religieusement » tous les traitements que l’on m’a prescrits. J’ai fait au moins sept ou huit cures de désintoxication, certaines durant deux ou trois mois. Entre 1997 et 1999, j’ai passé neuf mois à l’hôpital. A chaque sortie, j’étais considéré comme le malade exemplaire, celui qui allait réussir. Mais, le plus souvent, au bout de quelques heures, je craquais à nouveau.»
Puis en novembre 2000, il prend connaissance d’un article publié dans le New York Times narrant l’histoire d’un homme traité, dans un service de l’Université de Pennsylvanie, à Philadelphie, par 60 mg/ jour de baclofène pour des spasmes musculaires. Ce patient était par ailleurs cocaïnomane, dépendant à l’alcool et au tabac. En augmentant spontanément et très légèrement la dose de ce myorelaxant, pas assez efficace à son goût, il a remarqué que cela réduisait son envie et son plaisir de consommer les diverses drogues.
Le 22 mars 2002, il commence son automédication à raison de 5 mg trois fois par jour. Détente musculaire, retour du sommeil. Augmentation progressive des doses jusqu’à 180 mg/jour. Calme, sentiment de bien-être et d’assurance jamais éprouvés. Légère somnolence et diminution de l’envie de boire. Début 2004, après une période sans traitement, reprise du baclofène à raison de 30 mg/jour et augmentation progressive jusqu’à la dose quotidienne de 270 mg et réduction à 120 mg/jour du fait de la somnolence. Augmentation de 20 à 40 mg/jour dans les situations de stress.
«Depuis, je vis un conte de fées : plus d’attaques de panique et surtout une indifférence totale à l’alcool, affirme le malade médecin. Je me sens sûr et confiant en moi. Mon cas est le premier où un traitement a complètement supprimé l’alcoolisme. Et d’autres cas ont maintenant été publiés. J’ai de plus mis ma guérison à l’épreuve de défis successifs. Je suis persuadé que mon expérience peut servir à de nombreux autres toxicomanes. J’ai travaillé jour et nuit à la rédaction d’un article, qui a été très vite accepté par la revue scientifique Alcohol and Alcoholism.2 Je suis le premier médecin à révéler ainsi son addiction. Ça a été l’une des décisions les plus difficiles de ma vie. Je savais que, quoi qu’il arrive, je resterais prisonnier de l’image de l’alcoolique.»
Un autre des articles du Pr Ameisen (référencé dans son ouvrage) a été publié en août 2005 dans le Journal of the american medical association. Il y demandait à nouveau la réalisation d’essais cliniques en double aveugle avec le baclofène. «Les industriels du médicament n’ont rien à gagner avec un médicament génériqué depuis longtemps, observe-t-il. Les neurologues ne traitent pas les addictions. Les spécialistes des addictions, et plus encore les généralistes, hésitent à prescrire un produit qu’ils connaissent mal, qui plus est à ces doses (la posologie légale du baclofène est inférieure à 80 mg/jour). Et puis il y a toujours ce dogme selon lequel l’alcoolisme est irréversible.»
Que conclure ? «Il est tout à fait possible d’envisager que l’administration de baclofène puisse bloquer la cascade de modifications neuronales menant à l’addiction explique, dans Le Point, le Pr Christian Lüscher, Département des neurosciences fondamentales (Université de Genève). Certaines études en laboratoire effectuées sur des rongeurs vont dans ce sens et diminuent notamment l’auto-administration de drogue, mais les résultats sont encore controversés. Le baclofène est actuellement utilisé en clinique comme traitement empirique de l’alcoolisme. Là encore, les résultats sont controversés et l’efficacité varie selon les patients, sans que l’on puisse encore expliquer pourquoi. Par ailleurs, le dosage est extrêmement délicat, car le baclofène peut entraîner une somnolence importante. Avant de lancer des essais cliniques avec le baclofène, il importe de rester prudent.» Mais qui lancera ces essais ?

Bibliographie
1 Ameisen O. Le dernier verre. Paris : Editions Denoël, 300 pages. ISBN 978.2.20725996.2.
2 Complete and prolonged suppression of symptoms and consequences of alcohol-dependence : A self-case report of a physician. Alcohol Alcohol 2005;40:147-50.