Publié le 02/10/2008 N°1881 Le Point

Ce médecin cobaye qui a vaincu son alcoolisme

C’est grâce à un médicament miracle, le baclofène, qu’Olivier Ameisen, 55 ans, brillant cardiologue, a réussi à sortir de l’alcoolisme, après avoir essayé en vain tous les traitements. Une guérison qu’il raconte dans son livre,  « Le dernier verre » (Denoël)

Propos recueillis par Anne Jeanblanc

Cardiologue, chercheur et pianiste surdoué, le professeur Olivier Ameisen, 55 ans, célibataire, a sombré dans l’alcool alors que tout marchait pour lui. Une chute proportionnelle à ses dons, à ses diplômes et à sa brillante carrière. Suivie d’une résurrection aussi impressionnante. « Je suis le premier malade souffrant d’un alcoolisme très sévère qui soit devenu complètement indifférent à cette drogue, dit-il simplement . Et ce après seulement quelques semaines de traitement. Je peux prendre un verre, mais cela ne me fait rien. Et ne réveille surtout pas mon ancienne envie irrépressible de boire. Bref, je mène depuis près de cinq ans une existence strictement normale. »

L’homme est souriant, le regard bleu et franc. Une Légion d’honneur décore le col de sa veste noire. Mais ce qui étonne surtout, c’est sa formidable envie de raconter les pires moments de sa vie liés à ses multiples épisodes de beuverie, à ses hospitalisations à répétition, à la déchéance même, pour mieux convaincre du miracle final : « la » découverte d’un médicament qui permet de se libérer des addictions. Un traitement qui n’implique en rien une existence de renoncements. Sa vie est celle d’un homme redevenu libre, ayant dominé les démons-une anxiété permanente-qui l’ont poussé à boire.

Olivier est le deuxième enfant d’une famille parisienne aisée, d’origine juive polonaise. Pour rivaliser avec son frère et sa soeur, excellents élèves, lui qui se considère comme un vilain petit canard demande à l’Ecole alsacienne une dérogation pour passer son bac en fin de seconde, à 16 ans. Dans le même temps, il écrit à Artur Rubinstein pour qu’il le reçoive, car il est capable de jouer au piano n’importe quel morceau entendu une seule fois, d’improviser et de composer avec talent. Le maestro, époustouflé, l’encourage alors vivement à faire une carrière musicale ; ses parents, en revanche, l’exhortent à étudier la médecine. Il s’inscrit donc à la faculté pour leur faire plaisir, puis opte pour la cardiologie. Après un service militaire effectué comme médecin aspirant à Matignon, sous Raymond Barre, il part pour les Etats-Unis.

En octobre 1983, il débarque à New York, accepté notamment par le service de cardiologie du prestigieux New York Hospital, dépendant de l’université Cornell.

Quand l’alcool envahit sa vie, treize ans plus tard, il occupe le poste de praticien hospitalier au New York Hospital, il est professeur associé de médecine clinique à la faculté de médecine de l’université Cornell et exerce dans son propre cabinet de cardiologie à Manhattan. Car, malgré une vie sociale très active et beaucoup d’amis, il se sent de plus en plus angoissé et souffre même parfois d’attaques de panique sévères. Des crises qui s’aggravent chez cet homme extrêmement timide depuis l’enfance, qui se considère en permanence comme un « imposteur qui sera obligatoirement démasqué » un jour ou l’autre. Alors, dès qu’il doit apparaître en public, il boit pour calmer son anxiété, pour être à la hauteur. D’où son refuge, puis son naufrage dans l’alcool. Inquiet du risque de mettre la santé de ses patients en danger, il décide d’arrêter d’exercer la médecine, le temps de se soigne.

Le Point : Comment expliquez-vous votre trajectoire et votre chute ?

Olivier Ameisen : Comme beaucoup de gens qui ont sombré dans l’alcoolisme, et plus généralement dans la dépendance, j’ai depuis toujours été hanté par un sentiment angoissant d’inadéquation, malgré un CV qui épatait tout le monde. Alors que je dégageais, me disait-on, une impression de force et d’assurance. J’ai d’ailleurs consulté un psychiatre, bien des années avant mes problèmes de boisson, pour une anxiété diffuse. J’ai suivi une psychothérapie, une psychanalyse, une thérapie cognitive et comportementale, en plus de traitements médicamenteux.

Et malgré cela vous avez sombré…

C’est le moins que l’on puisse dire ! Alors que je détestais le goût de l’alcool, j’avais besoin de ses effets pour exister en société. Ensuite, pour m’en libérer, j’ai suivi « religieusement » tous les traitements que l’on m’a prescrits. J’ai fait au moins sept ou huit cures de désintoxication, certaines durant deux ou trois mois. Entre 1997 et 1999, j’ai passé neuf mois à l’hôpital. A chaque sortie, j’étais considéré comme le malade exemplaire, celui qui allait réussir. Mais, le plus souvent, au bout de quelques heures, je craquais à nouveau.

Pourquoi ?

Parce que la cure est un cocon dans lequel on n’est exposé à aucun stress. On ne voit aucune publicité pour l’alcool, aucune bouteille. Dans cet univers protégé, l’envie de boire disparaît progressivement. Mais, dès que l’on sort, on est projeté dans la ville et on retrouve les bars, les magasins, les tentations. En passant devant le rayon des boissons d’un supermarché, un alcoolique ne peut pas s’empêcher de regarder les bouteilles qui lui « parlent ». Elles lui disent : « Prends seulement un verre ou deux, cela te fera du bien, tu le sais. » Entre les cures, je pouvais assister à quatre réunions des Alcooliques anonymes par jour. Je luttais du matin au soir pour ne pas boire. Y compris à l’aide de tous les médicaments disponibles. Mais cela ne marchait pas.

Et, en novembre 2000, alors que vous êtes de retour en France et êtes suivi (comme aux Etats-Unis, d’ailleurs) par les meilleurs spécialistes, une amie américaine vous adresse un article intéressant…

Publié dans le New York Times , il racontait l’histoire d’un homme traité, dans un service de l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie, par 60 mg/jour de baclofène pour des spasmes musculaires. Or ce patient était aussi cocaïnomane, un peu alcoolique et fumeur. En augmentant spontanément et très légèrement la dose de ce myorelaxant, pas assez efficace à son goût, il a remarqué que cela réduisait son envie et son plaisir de consommer les diverses drogues.

Qu’avez-vous fait de cette information ?

Rien dans un premier temps. J’étais en pleine période de beuverie et j’ai perdu l’article. Mais, un an plus tard, sortant d’une nouvelle cure de désintoxication, j’ai demandé à mon amie de me l’envoyer à nouveau. J’ai alors réussi à joindre Anna Rose Childress, qui avait fait l’observation, arguant qu’un de mes patients avait un problème d’alcool. Elle ne savait pas si cela pouvait marcher dans ce cas, mais elle m’a donné les coordonnées d’un spécialiste italien. Grâce à Google-une découverte pour moi, qui vivais depuis longtemps en marge du monde-, j’ai trouvé des articles concernant l’effet de ce fameux baclofène chez le rat rendu dépendant comme chez l’homme. Ce médicament ancien, maintenant génériqué, est bien connu des neurologues pour son action contre les spasmes musculaires, notamment chez les paraplégiques et dans les douleurs lombaires sévères. Il est aussi doué d’un pouvoir tranquillisant, avec très peu d’effets secondaires.

Avez-vous alors considéré que ce produit pourrait être votre bouée de sauvetage ?

Oui, puisque les travaux montraient que les rats rendus dépendants à la cocaïne s’arrêtaient complètement de consommer la drogue. J’ai multiplié les recherches. De tous les médicaments de l’alcoolisme, le baclofène était le seul à provoquer cet effet. Mais, si les chercheurs ont montré que cela se vérifiait pour l’alcool, l’héroïne, les amphétamines et la nicotine, les médecins spécialisés dans la dépendance sont complètement passés à côté de cette mine d’or. J’en ai parlé aux médecins qui me suivaient, mais aucun n’avait entendu parler du baclofène. Après avoir interrogé de grands neurologues sur son innocuité, j’ai décidé de me traiter seul. Le 22 mars 2002, j’ai commencé à raison de 5 mg trois fois par jour. Premiers effets : une détente musculaire magique et un sommeil de bébé. J’ai alors augmenté progressivement les doses jusqu’à 180 mg/jour. Je me sentais calme, avec un sentiment de bien-être et d’assurance jamais éprouvés, un réconfort qu’aucun autre médicament contre l’anxiété ne m’avait apporté. Et mon envie de boire a commencé à diminuer. Comme effet secondaire, j’éprouvais parfois un peu de somnolence, mais, même si je prenais de l’alcool en même temps, je n’avais aucun autre effet secondaire.

Vous n’avez pas eu peur de prendre une dose six fois supérieure à celle utilisée dans les essais sur les alcooliques ?

Oh si ! Je craignais de mourir dans mon sommeil, par paralysie du diaphragme. Mais, finalement, moins que de crever en alcoolique invétéré, comme me l’avaient assuré mes alcoologues. Pour prouver le bien-fondé de mon traitement et après avoir questionné d’éminents spécialistes qui prescrivaient du baclofène, j’ai mis au point un protocole thérapeutique rigoureux qui me permettrait d’expérimenter sur moi-même ce médicament à haute dose. Seul et contre l’avis de mes médecins, mais je n’avais pas le choix. Début 2004, après une période sans traitement, j’ai repris du baclofène à raison de 30 mg/jour. J’ai progressivement augmenté la dose jusqu’à 270 mg/jour. J’avais alors les idées claires et, surtout, les autres pouvaient boire devant moi sans que cela me tente. J’ai ensuite réduit progressivement la dose à 120 mg/jour, car j’étais un peu somnolent. Tout en l’augmentant de 20 à 40 mg/jour dans les situations de stress. Depuis, je vis un conte de fées : plus d’attaques de panique et surtout une indifférence totale à l’alcool. Je me sens sûr et confiant en moi.

Votre cas, aussi étonnant soit-il, ne constitue pas une preuve…

Certes, mais il représente le premier cas où un traitement a complètement supprimé l’alcoolisme. Et d’autres cas ont maintenant été publiés. J’ai de plus mis ma guérison à l’épreuve de défis successifs. J’ai d’abord bu trois verres de gin-tonic en quelques heures en continuant à prendre mes 120 mg quotidiens de baclofène ; je n’ai pas réussi à finir le troisième verre. Le lendemain, au réveil, j’étais serein, sans envie de replonger. Ensuite, j’ai augmenté la dose (cinq vodkas-tonic en six heures) ; pour combattre les effets de l’alcool, il m’a fallu augmenter la posologie du médicament, mais ça a marché. Enfin, en élevant la posologie de baclofène avant d’abuser d’une bouteille de 75 centilitres de scotch, je n’ai subi qu’une légère gueule de bois. Mais aucun besoin de boire à nouveau.

Qu’est-ce qui vous a incité à publier votre histoire ?

Je suis persuadé que mon expérience peut servir à de nombreux autres toxicomanes. J’ai travaillé jour et nuit à la rédaction d’un article, qui a été très vite accepté par la revue scientifique Alcohol and Alcoholism (2). Je suis le premier médecin à révéler ainsi son addiction. Ç’a été l’une des décisions les plus difficiles de ma vie. Je savais que, quoi qu’il arrive, je resterais prisonnier de l’image de l’alcoolique. J’attendais d’ailleurs une avalanche de réactions. Je n’ai initialement rien reçu, ou presque. Mais, plus tard, j’ai reçu les félicitations des plus éminents spécialistes mondiaux, essentiellement neurologues et physiologistes, qui saluent cette suppression complète, rapide et sans effort de l’alcoolisme comme une découverte capitale. Cela m’a mis du baume au coeur, mais malgré cela le traitement reste pratiquement inutilisé. Un autre de mes articles a été publié en août 2005 dans le Journal of the American Medical Association , l’une des plus prestigieuses revues médicales au monde. J’y demandais à nouveau la réalisation d’essais cliniques en double aveugle avec le baclofène. J’en ai même rédigé le protocole, mais cet essai n’a jamais pu être mis en place. Les industriels du médicament n’ont rien à gagner avec un médicament génériqué depuis longtemps. Les neurologues ne traitent pas les addictions. Les spécialistes des addictions, et plus encore les généralistes, hésitent à prescrire un produit qu’ils connaissent mal, qui plus est à ces doses (la posologie légale du baclofène est inférieure à 80 mg/jour). Et puis il y a toujours ce dogme selon lequel l’alcoolisme est irréversible.

Votre livre est donc, pour vous, le seul moyen de continuer votre combat…

En tout cas, c’est celui qui fera bouger les choses le plus vite. J’ai reçu des témoignages de malades à qui leurs alcoologues ont prescrit ce traitement, notamment aux Etats-Unis et en Suisse. Tous me disent que cela les a libérés de leur dépendance, qu’elle soit à l’alcool, à la drogue ou à la nourriture. Tout laisse à penser que cela marchera aussi pour les troubles du comportement, par exemple sexuels, ou pour le jeu pathologique. Quasi sans effet secondaire, en dehors d’une légère somnolence et parfois d’une faiblesse musculaire qui s’estompent toujours très rapidement. Aujourd’hui, je vais très bien ; je suis plus heureux que jamais. L’alcool m’a beaucoup aidé dans ma vie, dans la progression de ma carrière et dans mes relations sociales. L’alcool a été pendant très longtemps un ami. Puis c’est devenu mon pire ennemi et j’ai réussi à le dompter. Il faut que mon expérience serve à ceux qui souffrent. L’alcoolisme et les autres toxicomanies doivent être considérées comme des maladies chroniques banales.

1. « Le dernier verre », d’Olivier Ameisen (Denoël, 300 pages, 19 E). A paraître le 9 octobre.
2. « Complete and Prolonged Suppression of Symptoms and Consequences of Alcohol-dependence : A Self-case Report of a Physician », 13 décembre 2004.

Comment fonctionne le médicament miracle

Le baclofène agit sur certains neurotransmetteurs, des molécules chimiques chargées de véhiculer l’information entre les neurones, dans le cerveau. Schématiquement, il est maintenant prouvé que les symptômes et les conséquences de l’addiction sont liés à l’action de certaines de ces substances, en particulier la dopamine, l’acide gamma-amino-butyrique (gaba) et le glutamate. Pas à un manque de volonté. Le baclofène stimule la production de gaba et de glutamate et, en plus, il bloque celle de la dopamine. Reste à expliquer par quels mécanismes précis il supprime aussi efficacement l’envie de boire et soulage le mal-être sous-jacent. Pour un tarif modeste : la boîte de 50 comprimés de 10 mg coûte environ 3,25 euros. Globalement, le traitement d’Olivier Ameisen (120 mg par jour) revient en moyenne à 0,78 euro journellement. Depuis longtemps, les autorités de santé américaines ont approuvé l’utilisation de la naltrexone-qui inhibe la libération de la dopamine-contre la dépendance à l’héroïne puis contre l’alcoolisme. D’autres médicaments réduisent le taux de glutamate ou augmentent l’activité gaba ; ils diminuent-modérément-l’envie de boire, mais ne sont pas dénués d’effets secondaires.

Repères

25 juin 1953 : naissance à Paris

1980-1981 : médecin de Matignon (sous Raymond Barre, qui lui remettra la Légion d’honneur en 2000)

1983 : départ pour le New York Hospital Cornell Medical Center

1992 : professeur associé de médecine à l’université Cornell 19 août 1997 : première hospitalisation pour sevrage aigu

3 juin 1999 : retour en France

22 mars 2002 : prise du premier comprimé de baclofène

9 janvier 2004 : premier jour de l’auto-expérimentation.

14 février 2004 : suppression complète du besoin de boire

13 décembre 2004 : publication en ligne de l’article dans « Alcohol and Alcoholism ».

Avis d’experts

Professeur Christian Lüscher département des neurosciences fondamentales de l’université de Genève, spécialiste des mécanismes de l’addiction :

« Il est tout à fait possible d’envisager que l’administration de baclofène puisse bloquer la cascade de modifications neuronales menant à l’addiction. Certaines études en laboratoire effectuées sur des rongeurs vont dans ce sens et diminuent notamment l’autoadministration de drogue, mais les résultats sont encore controversés. Le baclofène est actuellement utilisé en clinique comme traitement empirique de l’alcoolisme. Là encore, les résultats sont controversés et l’efficacité varie selon les patients, sans que l’on puisse encore expliquer pourquoi. Par ailleurs, le dosage est extrêmement délicat, car le baclofène peut entraîner une somnolence importante. Avant de lancer des essais cliniques avec le baclofène, il importe de rester prudent. Les cibles neuronales visées sont souvent ubiquitaires dans le cerveau. Les substances addictives détournent un mécanisme puissant d’apprentissage ; dès lors, il faut stopper les comportements compulsifs sans altérer les capacités d’apprentissage des patients.»

Professeur George Koob président du Comité de neurobiologie des troubles de la dépendance au Scripps Research Institute de La Jolla (Californie) :

« Nous venons de terminer une étude chez les rongeurs qui montre que le baclofène est plus efficace pour supprimer la prise d’alcool chez des rats alcoolodépendants que chez des rats non dépendants. Nous préparons un article sur ces résultats… J’espère que nos résultats sur l’animal ainsi que vos propres idées se traduiront enfin par une prise en considération des produits de type baclofène dans le traitement de l’alcoolisme. »

Professeur Jerome Posner chef de service de neurologie au Memorial Sloan-Ketterring Cancer Center, à New York, et fondateur de la neuro-oncologie :

« Votre traitement me fait penser à George Cotzias démontrant que la L-Dopa permettait de traiter la maladie de Parkinson. D’autres avaient essayé ce médicament sans réussir, parce qu’ils refusaient de pousser la dose jusqu’à pleine tolérance […]. Il semble que vous ayez fait une découverte des plus importantes, très similaire, voire meilleure que celle de George Cotzias, car le nombre de patients atteints est infiniment plus élevé. »